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Un Peu De Philosophie


koptolosa

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  • 3 semaines plus tard...

Salut les illuminés,

N’avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » – Etant donné qu’il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S’est-il donc perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? disait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ?-ainsi criaient-ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d’eux et les transperça du regard. « Ou est passé Dieu ? » lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué,-vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment pûmes-nous boire la mer jusqu’à la dernière goutte ? Qui nous donna l’éponge pour faire disparaître tout l’horizon ? Que fîmes-nous en détachant la terre de son soleil ? Où l’emporte sa course désormais ? Où nous emporte notre course ? Loin de tous les soleils ? Ne nous abîmons-nous pas dans une course permanente ? Et ce en arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? L’espace vide ne répand-il pas son souffle sur nous ? Ne s’est-il pas mis à faire plus froid ? La nuit ne tombe-t-elle pas continuellement, et toujours plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer des lanternes à midi ? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ?-les Dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous assassins entre les assassins ? Ce que le monde possédait jusqu’alors de plus saint et de plus puissant, nos couteaux l’ont vidé de son sang,-qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des Dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? Jamais il n’y eu acte plus grand, – et quiconque naît après nous appartient du fait de cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu’alors toute histoire ! » – Le dément se tut alors et considéra de nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient déconcertés. Il jeta enfin sa lanterne à terre : elle se brisa et s’éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, ce n’est pas encore mon heure.. cet événement formidable est encore en route et voyage, – il n’est pas encore arrivé jusqu’aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu’ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d’eux que les plus éloignés des astres,- et pourtant ce sont eux qui l’ont accompli. 

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La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

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Il y a 1 heure, bibeyolo a dit :

La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

Oui et non.

Lien vers le commentaire
Il y a 1 heure, bibeyolo a dit :

La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

Merci, je lirai plus tard :)

 

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C'est pourtant moins ennuyeux qu'un match du tef :ninja:

Et d'une certaine manière ça ressemble à ce que peut être la suite de la saison pour le tef. Il n'existe plus de certitudes (on a tué Dieupraz) et il fait maîtriser son désespoir pour profiter de cette nouvelle liberté pour refaire surface sur d'autres principes de jeu. Amen.

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il y a une heure, elkjaer a dit :

C'est pourtant moins ennuyeux qu'un match du tef :ninja:

Et d'une certaine manière ça ressemble à ce que peut être la suite de la saison pour le tef. Il n'existe plus de certitudes (on a tué Dieupraz) et il fait maîtriser son désespoir pour profiter de cette nouvelle liberté pour refaire surface sur d'autres principes de jeu. Amen.

Fais pas vanne que t'as lu, il dit le contraire! :ninja:

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Il y a 3 heures, elkjaer a dit :

C'est pourtant moins ennuyeux qu'un match du tef :ninja:

Et d'une certaine manière ça ressemble à ce que peut être la suite de la saison pour le tef. Il n'existe plus de certitudes (on a tué Dieupraz) et il fait maîtriser son désespoir pour profiter de cette nouvelle liberté pour refaire surface sur d'autres principes de jeu. Amen.

 Pourtant Luc Ferry n'avait pas réussi à maîtriser son désespoir lorsqu'il avait pris un ariégeois par le colbac après une altercation verbale lors d'une croisière sur le beau Danube bleu. Il avait probablement la certitude d'être le bras armé de Dieu ce jour là, malgré le regard inquisiteur de Marie-Caroline après sa démonstration de force.  

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Il y a 2 heures, FranckProvostIV a dit :

 Pourtant Luc Ferry n'avait pas réussi à maîtriser son désespoir lorsqu'il avait pris un ariégeois par le colbac après une altercation verbale lors d'une croisière sur le beau Danube bleu. Il avait probablement la certitude d'être le bras armé de Dieu ce jour là, malgré le regard inquisiteur de Marie-Caroline après sa démonstration de force.  

Ferry en croisière et on s'étonne que ça tourne mal :rolleyes:

 

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Il y a 11 heures, bibeyolo a dit :

La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

Oui

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Il y a 11 heures, bibeyolo a dit :

La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

N'importe quoi :rolleyes:

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Il y a 13 heures, bibeyolo a dit :

La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

Et dire que presque personne ne verra la vanne :lol2: 

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Il y a 13 heures, bibeyolo a dit :

La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

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Il y a 14 heures, bibeyolo a dit :

La philosophie de Nietzsche est une réflexion ouverte qui permet plusieurs types d’entrées dans l’œuvre. Certes il en est qui restent à la superficie et débouchent rapidement sur une impasse, à l’instar de ces fausses entrées au théâtre qui laissent le spectateur perplexe. La polémique antichrétienne de Nietzsche, par exemple, a paru à certains tellement démesurée qu’on l’a facilement assimilée à une diatribe sans fondement qui ne mérite ni attention ni débat. De ce fait, pour beaucoup de chrétiens, Nietzsche était le philosophe inutile, au pire « interdit » selon le titre de l’ouvrage de Peter Köster paru en 1998 qui analyse la réception de Nietzsche dans l’univers catholique allemand de 1890 à 1918. Cette entrée est trop courte pour permettre une approche enrichissante et pertinente d’une philosophie qui, quoi qu’il en soit, bouleverse bien des cadres traditionnels. Ses analyse lucides nous aident à comprendre notre temps, dans la mesure où elles préparaient, voir même annonçaient ce qui nous est arrivé. Déjà à ce titre, elles appellent toute notre attention. Le thème de la « mort de Dieu » est un de ces lieux nietzschéens qui, parce qu’il porte loin, aujourd’hui comme au xixe siècle, offre un pôle d’excellence pour une analyse en profondeur des évolutions philosophiques comme de certaines ruptures culturelles qui ne laissent pas de nous surprendre. Peut-on, par exemple, faire un lien entre l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu et l’étonnant déclin des religions que nous observons aujourd’hui dans le monde occidental ? Sans chercher à découvrir de nouvelles filiations ou à esquisser des relations de causalité, je voudrais rappeler en quoi la réflexion de Nietzsche, en la matière, peut être un fil conducteur particulièrement précieux pour comprendre ce qui nous arrive, voir même ce qui nous attend. De ce point de vue, on peut dire de Nietzsche qu’il est un homme posthume. Son œuvre appartient à l’actualité de l’essentiel.

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2Avant toute interprétation, il faut prendre acte de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » 1. Tranquille proclamation qui trouve toute sa force dans l’usage de l’indicatif présent. Nous sommes en présence d’une affirmation qui n’a rien d’hypothétique, mais au contraire a tout du fait acquis. Comme si c’était une évidence qui n’a besoin d’aucune démonstration, mais qu’il serait facile de « vérifier » sociologiquement. Bref dans cette perspective, on rapprocherait la proclamation nietzschéenne des enquêtes de société qui soulignent la chute des pratiques religieuses.

3Une telle lecture, de par sa banalité, non seulement appauvrit la réflexion de Nietzsche, elle la déracine de son projet global, elle lui dénie sa dynamique propre et la réduit au propos journalistique provocateur. Car pour Nietzsche, dans le champ philosophique, il n’y a ni fait, ni évidence. Tout est de l’ordre de l’interprétation. Il tourne ainsi le dos au positivisme qui prétend en rester au plan de la phénoménalité c’est-à-dire au démontrable. La mort de Dieu n’est donc pas une de ces affirmations péremptoires dont raffolent les esprits primaires pour asseoir leur suffisance. La mort de Dieu ne peut pas s’assimiler à un fait vérifiable comme le croyaient trop de positivistes. Je ne vois pas Dieu, donc Dieu n’est pas. La mort de Dieu est une interprétation, en donnant à ce terme toute son ampleur, y compris musicale. On le sait, en musique, il n’y a pas de texte objectif, qui serait comme le corps de la musique. Il n’y a, de fait, que des interprétations c’est-à-dire des lectures ponctuelles produites par l’artiste. Ainsi en est-il de la mort de Dieu : non un fait mais une interprétation qui s’inscrit dans l’ensemble de la philosophie de Nietzsche. Sa signification dépend donc du jeu des circulations mises en œuvre dans toute son œuvre. À l’image d’une construction dont la figure dépend du choix des matériaux puisés sur l’ensemble du chantier nietzschéen.

4L’interprétation ne renvoie pas pour autant au subjectivisme de celui qui l’a produit. Elle fait appel à ce que Nietzsche nomme le « perspectivisme ». Le sens n’est jamais arrêté à une signification. Il appelle une pluralité d’approches qui sont autant de regards diversifiés sur « le même » qui s’en trouve différencié. Le perspectivisme est l’inverse d’un monolithisme idéologique pour qui le sens est toujours unique c’est-à-dire identique au même. Alors que dans la pluralité des approches, dans la reprise des significations on enrichit ce que l’on cherche. L’interprétation ne peut donc qu’être le fruit d’une Vieldeutigkeit qui est l’expression de la richesse du monde. Nous voici prévenu. Il ne peut, en la matière, y avoir de raccourci hâtif ou d’affirmations péremptoires qui n’ont d’autre fondement que l’auto-suffisance du sujet qui affirme. Rien n’est moins évident que de penser Dieu comme mort ; d’autant que dans toutes les civilisations l’immortalité définit la nature même du divin. On ne réduira donc pas immédiatement la notion de « mort de Dieu » à sa non-existence.

Dieu peut-il mourir ?

5Nous sommes ici face à un paradoxe qui mérite d’être souligné et auquel Nietzsche lui-même n’échappe pas. L’analyse de ce paradoxe peut nous aider à percevoir la polysémie du thème lui-même.

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6L’affirmation de la mort de Dieu apparaît dans l’œuvre de Nietzsche autour des années 1880-81. Nous la trouvons d’une façon explicite dans le Gai Savoir qui paraît en 1882 2. Nous y lisons la simple affirmation : « Dieu est mort ». Le texte ajoute même que nous en sommes les meurtriers. L’indicatif du présent utilisé ici devrait donner à la phrase la positivité du fait accompli. De ce point de vue on devrait comprendre la phrase nietzschéenne comme le simple exposé d’un événement accompli. Et pourtant il n’en est rien, puisque livre après livre, Nietzsche continue à se débattre avec cette idée dont il dit qu’elle progresse sans avoir atteint encore la conscience des contemporains. Au point du reste qu’au début de 1889, le Nietzsche qui va définitivement se taire en laissant à son œuvre le soin de devenir parole signifiante parce que interpellante, s’identifie au Crucifié. Nous possédons, en effet, quelques billets que Nietzsche envoie à ses amis et qu’il signe « le Crucifié » et d’autres « Dionysos ». Dans une lettre du 3 janvier 1889, adressée à Cosima Wagner, il précise même que lui aussi est pendu sur le bois de la croix.

7Cette identification au divin chrétien n’a rien du rite macabre. L’idée de Dieu le poursuit au point de se confondre avec lui-même. Ce qui laisse supposer que pour lui Dieu n’était pas aussi mort qu’il le dit. Le paradoxe que je soulignais nous oblige donc à penser le Dieu mort, comme celui qui continue à vivre, ou du moins celui qui fait toujours question. Nietzsche à ce sujet parle de « l’ombre de Dieu » qui continue à planer. Nous avons donc ici un premier niveau de réflexion qu’il faut expliciter. La question de Dieu, y compris chez Nietzsche, ne s’élabore jamais sur le mode de l’alternative, « ou bien ou bien » « ou bien mort ou bien vivant ». Ce n’est pas ainsi que l’absolu divin s’appréhende à la conscience humaine. Comme n’importe quel phénomène de notre expérience humaine dont nous pouvons dire qu’il est ou qu’il n’est pas. En somme Dieu ne se règle jamais sur le mode de l’indicatif présent qui renvoie à une positivité factuelle : « ça est ou ça n’est pas ». Cet alternatif qui régule le monde de la phénoménalité, de notre expérience sensible ne peut s’exporter dans l’univers du divin. Quand il est question de Dieu, il faut utiliser le « et... et » qui additionne et multiplie les approches. Car le divin ne se laisse enfermer dans aucun de nos cadres conceptuels. Il ne s’épuise dans aucune expérience ponctuelle. Il échappe toujours à ce que nous en disons. À tel point qu’il faut utiliser la contradiction pour signifier cet innommable divin. Ainsi au niveau du christianisme, le cœur du message évangélique n’affirme-t-il pas que Jésus mort en croix est ressuscité par Dieu ? Nous retrouvons ici cette ambivalence qui pourrait bien être marque de divinité. Impossible pour l’homme de dire le divin sur le mode de l’un et de l’unique. Ce qui est une autre façon de sortir de la métaphysique. De même Nietzsche continue à penser le Dieu qu’il dit pourtant mort. Le principe de contradiction ne saurait être le cadre rigide pour débattre de Dieu. La théologie négative en a pris acte depuis longtemps.

8La mort de Dieu signifie que Dieu ne peut plus être identifié à l’ordre de la pensée qui serait en mesure d’affirmer ou de nier son existence. Le schéma philosophique traditionnel qui veut que Dieu et raison ont partie liée est dénoncé par Nietzsche. De ce point de vue, Feuerbach avait posé les premiers jalons. Avec l’avènement de l’anthropologie, la raison n’a plus cette dimension d’absolu que lui reconnaissait la philosophie classique. Nietzsche prend acte de ce tournant. La rationalité n’est plus que activité de l’homme. Elle n’est plus le support de tout ce qui est dans le monde. Schopenhauer, le premier, en prend acte et décrit l’univers comme une immense activité pulsionnelle, un vouloir-vivre universel. Ce déplacement épistémologique qu’opère la mort de Dieu conduit à se poser la question du nouvel espace, de la nouvelle modalité d’émergence du divin. Est-ce le corps, voir l’inconscient de la corporéité ? La question est en débat.

9La mort de Dieu n’est donc pas de l’ordre du fait acquis. Elle est une exigence, une difficile exigence de continuer à penser Dieu, mais non plus sur le mode alternatif : « il est, il n’est pas » Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas, avec Nietzsche, en présence d’un simple athéisme, une vulgaire négation de Dieu. Le terme d’athéisme ne convient pas à l’œuvre de Nietzsche pas plus que celui d’athée pour définir l’attitude de la personne. Car il est resté profondément religieux, comme en a témoigné, si besoin était, Lou Andréas-Salomé. Une pensée dialectique qui procède par antithèse ne convient pas au débat sur Dieu. Il ne suffira donc pas de nier le fini comme le dit Hegel pour aboutir à l’infini. Il y a certes une validité dialectique au niveau du concept. Mais ce processus concerne la représentation de l’homme, la représentation que l’homme se fait de quelque chose. Concernant Dieu, le problème est plus complexe et la représentation insuffisante. On ne pourra pas se contenter de nier ou d’affirmer pour pouvoir croire « solutionner » d’une façon ou d’une autre le débat. Ce serait trop commode et, finalement, sans réelle importance. L’intérêt constant, passionné que Nietzsche porte à la question suggère qu’il faut sortir du cadre étroit, quasi mesquin de l’athéisme pour penser la mort de Dieu.

10N’est-ce pas la raison pour laquelle Nietzsche se démarquera très nettement et avec la dernière vigueur de l’athéisme de son époque, de la libre pensée triomphante du xixe siècle ? Il se dit même aux antipodes de ceux qui se veulent modernes, progressistes parce qu’ils nient Dieu. « Nous sommes autre chose, précise-t-il dans Par-delà Bien et Mal, § 44 que des “libres penseurs”, “liberi pensatori”, “Freidenker” ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des “idées modernes” aiment à se donner ». Il y a quelque chose d’ambigu à vouloir faire de Nietzsche purement et simplement le porte-drapeau de l’athéisme. Car finalement l’athéisme, quoi qu’on en pense, demeure dans le système herméneutique qui prend Dieu ou l’Être comme référent sémantique. Avec la mort de Dieu, Nietzsche prétend sortir de ce « cercle métaphysique ». La mort de Dieu se veut une libération. Voilà pourquoi il appelle les philosophes qui œuvrent à cette libération des « esprits libres » (freie Geister) c’est-à-dire des esprits qui se libèrent, qui se rendent libres par un acte de rupture ou de crise, comme il le dit à propos de Humain, trop humain. C’est bien dans ce travail de liberté, dans ce processus de libération que se spécifie, que se définit la démarche nietzschéenne, qu’elle prétend faire œuvre novatrice et, de ce fait, se démarquer radicalement de l’athéisme de la libre pensée. « Ai-je besoin, après cela, s’interroge-t-il dans le même paragraphe de Par-delà Bien et Mal, de préciser qu’ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre, qui ne doit être ni méconnu ni confondu. »

La libération de sens

11En tant que libération, la mort de Dieu conduit à une déconstruction sémantique. En ce sens, il faut dire, comme nous l’avons fait, qu’elle est une exigence herméneutique, un nouveau mode d’interprétation. Elle est déconstruction d’un système de valorisation, celui de la métaphysique classique qui prend le bien et le mal comme étalon de mesure de ce qu’est et de ce que fait l’homme. De ce point de vue, la mort de Dieu n’est pas un événement qui serait advenu à un moment donné de l’histoire humaine. Ce n’est pas un fait, parmi d’autres que l’on pourrait repérer historiquement. Elle est, précise Nietzsche « ein Ereignis » c’est-à-dire quelque chose qu’il faut s’approprier constamment. En ce sens l’Ereignis de la mort de Dieu est toujours en chemin ; il est toujours à réaliser, à accomplir pour que celui qui se l’approprie puisse devenir quelqu’un « en propre », et non le produit labellisé d’un système de valeur qui nivelle tout comme le fait la libre pensée et les prétendus esprits modernes. La mort de Dieu signe la fin du Dieu théorique, Seigneur extérieur de l’homme. Elle pose Dieu en rapport avec ce que chacun a « en propre ».

12Pour Nietzsche, l’évaluation que requiert le fait d’être homme, ne peut être affaire d’unanimité. Si valeur il y a, elle passe par l’affirmation de soi et la conservation de soi qui implique quête de soi (Selbstsucht) mais tout autant comme Nietzsche aime à le répéter, discipline de soi (Selbstzucht). La valorisation est reconnaissance spécifique de soi, appropriation de soi et non uniformisation avec ce que tous partagent, avec ce qui est commun et n’est précisément jamais soi. En ce sens, on peut dire que la mort de Dieu, en tant que rejet d’une universelle échelle de valeur, me libère de tout ce qui est étranger en moi, de ce qui ne m’est pas « propre ». Elle est exigence d’appropriation de soi.

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13Aux yeux de Nietzsche, le problème de Dieu ne se pose pas en termes d’existence ou de non-existence. Kant déjà avait fait remarquer qu’il ne pouvait y avoir de preuve de l’existence de Dieu. D’une certaine façon Nietzsche continue la problématique kantienne et la pousse à son terme. Le problème de la religion ne se pose plus au niveau de l’existence de Dieu, mais de la signification de Dieu pour l’existence humaine. Ce déplacement est essentiel pour la problématique de l’Aufklärung, car il permet l’avènement d’une véritable anthropologie. S’il doit être question d’existence et d’existentialité, ça ne peut être qu’en faveur de l’homme. Poser la question de la signification de Dieu pour l’homme exige, au préalable, de faire « désexister » Dieu en tant que soi, en tant qu’en soi. Faute de quoi il est de soi l’absolu du concept qui conceptualise l’homme par rapport à lui-même, qui « vampirise » l’homme pour reprendre une image nietzschéenne. Tant que Dieu est cet en-soi métaphysique qui s’impose à l’homme, la question de la signification ne peut être posée, puisque le sens est imposé. Il faut donc opérer ce glissement, cette libération dira Nietzsche, qui permet enfin de se préoccuper de la signification de l’existence humaine, de ne plus la recevoir comme une prédétermination. La mort de Dieu en tant que libération de l’en-soi conceptuel devient donc l’acte de naissance de l’homme libéré. On comprend que ce soit le plus grand « Ereignis », la plus grande appropriation qui reste toujours à faire, qui est toujours devant nous. Mais à la condition express de se l’approprier, d’en faire exercice d’appropriation de soi. Un écrit posthume de la période du Gai Savoir est sans équivoque à ce propos. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu, peut-on y lire, un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter la perte » 3.

14Il faut donc nous tourner vers l’homme pour nous interroger sur la signification que peut avoir pour lui la mort de Dieu. Car ce n’est pas essentiellement et principalement de Dieu qu’il est ici question, mais bien de l’homme, de la signification de son destin, de son statut existentiel. Qu’avons-nous fait en proclamant la mort de Dieu ? Il faut laisser venir cette question brûlante. Ne pas nous contenter de montrer du doigt le vide que crée la mort de Dieu. Car il se pourrait que ce vide déstructure totalement l’espace existentiel de l’homme comme nous le suggère le paragraphe 125 du Gai Savoir. Qu’on me le permette de le citer un peu longuement.

« Comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? »

L’homme en chantier de lui-même

15Cette avalanche de questions désarçonne au sens littéral du terme. L’homme de la mort de Dieu ne sait plus où il est. La prolifération des images qu’utilise Nietzsche donne le sentiment que l’espace géographique dans lequel l’homme se situait et prenait conscience de son identité, disparaît avec la mort de Dieu. Comme si l’homme n’avait plus de lieu pour surgir à soi-même. Tout se passe comme si la mort de Dieu devenait un “non-lieu“ pour l’homme. C’est cela l’acte de libération que produit la mort de Dieu et la formidable exigence de dépassement qu’elle requiert. La mort de Dieu ne crée pas seulement un vide comme le simplifie une certaine modernité. Il n’y aurait rien de bien grave à cela, car celui-ci se comblerait rapidement. C’est une totale déstructuration du champ sémantique qu’elle produit et qui fait que, selon l’expression de Gabriel Marcel, « l’homme tout entier est une question pour lui-même. » Avec la mort de Dieu, l’homme perd son assurance ontologique.

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16On ne peut pas ne pas remarquer la façon dont Nietzsche construit ce texte important du Gai Savoir. Une phrase affirmative très courte « Dieu est mort » qui entraîne tout une cascade de questions qui rebondissent les unes les autres en véritable chaîne d’interpellations. Nous avons ici un exemple typique du grand art nietzschéen. Il signifie ainsi l’extraordinaire questionnement qu’engendre la mort de Dieu. L’homme n’ayant plus d’horizon assuré, tout devient interrogation et inquiétude au sens fort du terme. Nietzsche avait parfaitement conscience de tout ce qu’avait d’exceptionnel, d’unique, de monstrueux même, la mort, le meurtre de Dieu. À ses yeux, c’est la question fondamentale qui ne résout rien, mais laisse tout ouvert, met tout en chantier. En ce sens, elle est bien exigence que l’homme doit porter pour devenir lui-même créateur de soi. De par sa dimension tragique, cette exigence n’a rien à voir avec l’athéisme qui est négation théorique de Dieu. Pour Nietzsche la mort de Dieu concerne l’homme, son histoire, son destin, ce que les modernes, dans leur ensemble, n’ont pas compris puisqu’ils l’ont réduit à un vulgaire libertinage de la pensée comme des mœurs. Tout se passe comme si l’appel de Nietzsche à la grandeur, à l’exigence esthétique, au sens étymologique du terme, n’avait été entendu. Avec Giorgio Colli, on peut dire : « Nietzsche, c’est la représentation tragique – la concentration en une seule personne – de la grandeur du monde moderne et de son échec fatal » 4.

17Avec la mort de Dieu, la philosophie retrouve sa vocation première dont la nature est de l’ordre du questionnement. En se libérant du référent méta-physique qui lui donnait l’assurance de l’invariable et de l’inamovible, elle se retrouve emportée par le devenir où tout est interrogation et question. Voici l’homme exposé à l’évanescence de son destin qui le pousse toujours en avant de lui-même sans pouvoir définir où il va. Nous comprenons mieux maintenant en quoi et pour quoi la mort de Dieu est exigence herméneutique, une véritable injonction de produire le sens de ce devenir non défini et finalement indéfinissable. Seul l’homme peut, dans sa ponctualité individuelle, produire une signification.

18La mort de Dieu nous libère du paradigme métaphysique de la valorisation et de la signification. De ce point de vue, il est relativement aisé de savoir « de quoi » nous avons été libérés. Toute la philosophie moderne a fait des gorges chaudes de ce « wo von » libératoire, pour ne pas dire libertaire. Comme s’il suffisait de provoquer la rupture, de marteler le refus pour qu’apparaissent les nécessaires espaces à l’avènement de la liberté. Reste entière et sans réponse prédéterminée et assurée, l’indispensable question du « wo zu », du pourquoi, du vers quoi de cette liberté. Ici s’impose la tâche de l’interprétention, de l’invention du nouveau cheminement que doit créer la philosophie d’après la mort de Dieu. Mais elle se fait toujours au risque de l’interprète, autrement dit elle est toujours à venir dans le travail même de l’interprétation. Au point qu’on peut dire que la mort de Dieu n’est jamais une réalité contemporaine avec laquelle on pourrait se familiariser. De par sa démesure, elle prive l’homme de la possibilité même de conquérir une échelle de mesure, valable une fois pour toutes. La libre pensée du xixe siècle a cru pouvoir, de la sorte, remplacer Dieu par l’Homme et s’assurer ainsi un étalon de valeur. Nietzsche dénonce cette procédure qui, dit-il, reste croyante et n’entre pas dans le processus même de la mort de Dieu. Voici l’homme contraint d’être un créateur, ici et maintenant, aujourd’hui et constamment ; c’est dire l’exigence d’une tâche qui n’est jamais assurée de succès.

19L’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra pose le type du créateur (der Schafende) comme l’homme de l’avenir, en opposition au croyant dont le vouloir n’est pas à la hauteur du pouvoir. Comme s’il était l’homme des demi-mesures. Le premier chant de Ainsi parlait Zarathoustra nous apprend que le jeu de la création s’appelle la métamorphose dans laquelle l’enfant est passé roi. Ici est posé un principe de mobilité, de fluidité dans l’exercice philosophique lui-même. L’exigence d’interprétation dont il est question ne peut donc pas se comprendre comme un travail de décryptage d’une vérité, d’un sens prédéterminé. La figure de l’enfant à laquelle Nietzsche fait appel est une évidente référence à Héraclite contre Parménide. L’herméneutique nietzschéenne se veut grammaire du devenir et non quête de l’Être qui à travers la culture occidentale s’est imposée comme le Logos universel. Le choix de l’Être avait l’avantage de construire une géographie parfaitement répertoriée dans laquelle l’homme pouvait, en toute assurance, se poser. En somme le temps et ses incertitudes étaient maîtrisés.

20En déconstruisant cette grammaire Nietzsche redonne au devenir son innocence, c’est-à-dire sa capacité d’innover, de créer sans autre but que celui de la création elle-même. Nietzsche redonne au devenir sa dynamique que l’Être avait confisquée. Ce devenir ressemble à l’enfant qui joue. Le comportement de l’adulte qui ne peut qu’être métaphysicien aux yeux de Nietzsche, est finalisé et moralisé. L’enfant, en revanche, joue pour rien, pour le plaisir de jouer. Seul le jeu fait droit à la vie qui n’est rien d’autre que cette pulsion de créations : une fantaisie ludique. La vie est jeu d’enfant qui laisse au devenir toute sa part d’impondérable. En introduisant à la suite de Schopenhauer le paramètre de la vie dans l’exercice philosophique, Nietzsche bouleverse le panorama culturel occidental hérité des Grecs. Il détrône le logos, la raison de sa suprématie, de sa prétention à l’universelle et unique signification de l’homme. Il ne supprime pas la raison, mais lui dénie sa prétention au monopole de la signification. L’homme se comprend aussi, et peut-être même davantage, par son corps dont Nietzsche rappelle précisément « la grande raison ». De ce point de vue, on pourrait dire qu’il y a toujours une signification qui vient de l’esprit ; mais la « rationalité » du corps produit tout autant du sens et de la signification. Cette schématique sonne le retour de l’esthétique, du sensible comme catégorie proprement philosophique.

21La redistribution du principe de signification entre raison et corps me paraît d’une importance décisive. Alors que dans sa lointaine origine grecque, le logos était contemplation des essences, ce que le christianisme traduira en contemplation des « mirabilia Dei », avec l’avènement des temps modernes la raison est devenue technicienne et totalitaire. Elle était – elle est toujours – une entreprise de domination, de spoliation du monde. C’est aussi cette dérive que signale la mort de Dieu. Nietzsche n’aura pas été le premier à dénoncer les prétentions de la raison à un savoir universel et donc à une domination de l’universum. Avant lui, Kant, dans un réflexe salutaire, avait rappelé que la rationalité, si elle reste maîtrise par un savoir, est tout autant et davantage une exigence éthique de liberté. Je retiens ici de Kant que si la raison reste savoir, elle est aussi croire. En réintroduisant le « croire » dans l’exercice philosophique, on ouvre son champ d’interprétation, on augmente ses capacités de significations, comme l’a bien montré Jaspers avec sa catégorie de « foi philosophique ».

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22Certes la catégorie du croire n’est pas à l’œuvre dans la réflexion nietzschéenne. Mais une conception de l’interprétation, comme essai, tentative, Versuch, lui est singulièrement proche. L’interprétation n’a pas la certitude de l’affirmation du logos universel. Elle relève de ce que Nietzsche appelle le « dangereux peut-être » 5. Le croire appartient précisément à ce qui peut être, à ce qui n’est jamais de l’affirmatif. Il a la légèreté du possible, de ce qui n’est jamais purement et simplement, mais demeure en suspens.

Une symbolique différenciée du divin

23La philosophie moderne est largement entrée dans cette pratique herméneutique fragile qui se fait au risque de celui qui la produit et se défait au gré d’un devenir imprévisible et d’autant moins maîtrisable. L’interprétation doit se reprendre sans cesse pour être en mesure de rendre compte de ce qui constamment advient. C’est dans ce multiple interprété qu’il faut situer le religieux comme le fait, du reste, Nietzsche à travers la figure multiforme de Dionysos. Dans ce travail herméneutique, le religieux est décroché de la catégorie de l’Être-Logos, ce qui est traditionnellement sa référence sémantique. De ce fait, il ne peut plus prétendre, d’emblée, à cette universalité que lui conférait le logos. Le religieux, tout comme la philosophie, sont tributaires d’un devenir riche en créations qui ne peut s’enfermer dans une seule interprétation. Ils ont les couleurs et la variété du cheminement humain lui-même, car ils sont modalités de la vie.

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24S’il en est bien ainsi, nous devons admettre que le Logos n’a plus le monopole du divin. Il n’en est plus la seule représentation ou expérimentation possibles. Le religieux a désormais plusieurs écritures qui doivent se partager le domaine du divin. Si la rigueur du logique demeure en la matière, le croire, au sens utilisé précédemment, permet d’aller au-delà de ce que le logos ne peut admettre. On ne peut donc réduire le discours religieux à un théo-logique, comme si le logos était la seule et unique mesure, écriture du divin. À côté du théologique, il faut, pour conter l’indicible divin, faire place à une autre expression que j’appellerai le théo-muthique. J’utilise ce terme en référence à Platon dans le Phédon. Quand on interroge Socrate sur la mort et sur le voyage qui conduit vers l’au-delà, il répond qu’il ne peut en parler que par « ouï-dire » en redisant ce que d’autres ont raconté avant lui. Il faut donc, conclut-il, « dire dans un mythe (muthologein) ce que nous croyons qu’il en est » 6.

25Dans ces propos de Socrate qui nous livrent ici la trame herméneutique de son discours sur l’âme, je trouve les éléments de notre argumentation. L’impuissance du logos face aux réalités qui sortent de l’espace phénoménal, comme la mort ou Dieu, ne nous laisse pas sans voix. Comme s’il n’y avait rien à dire ou rien à en dire. Nous ne sommes pas muets du fait de la défaillance du logos en la matière. Il nous reste une autre possibilité ; une autre voie nous est ouverte qu’il ne faut pas définir par rapport au logos comme on le fait trop souvent. Il ne s’agit pas ici de laisser croire à un ir-rationnel ou à un il-logique qui serait l’autre écriture du divin. Non, nous sommes en présence d’une catégorie sui generis qui se construit par rapport à ses seules références, à savoir le muthos : ce que l’on raconte, ce que l’on reçoit par ouï-dire. En ce sens, une théomuthie ramasse, recueille ce que les hommes rapportent du divin. Il s’agit en somme de raconter Dieu à partir du témoignage d’autres hommes. Ce récit, ce muthos des témoignages – ce que sont très précisément les Évangiles – est une autre approche du divin, une racine spécifique du religieux. Il n’est donc pas à confondre avec la confession de foi qui encore renvoie au logos. Alors que le témoignage suppose une expérimentation, une sorte d’exercice corporel qui sont la matière même du récit.

26L’intérêt d’une théomuthie est de nous « réciter » un Dieu qui est concomitant au parcours humain. Le Dieu de la théomuthie n’est pas antécédent à la pratique humaine. C’est dans l’existentiel humain lui-même que se raconte le divin. Dieu n’est ni antérieur, ni au-dessus ni à côté de l’existence, mais dans la drame même de son cheminement, dans le déploiement de son existentialité, conçue tant individuellement que collectivement, dans la diversité des individus comme des cultures. L’interprétation polysémique renvoie à l’infinie richesse et variété humaine. Je vois deux avantages à cette pratique sémantique. Elle épouse, à la lettre peut-on dire, la problématique de l’Incarnation. Le Dieu chrétien se fait jour dans l’existentiel humain de Jésus de Nazareth. Par ailleurs, il n’y a plus à ce niveau opposition entre anthropologie et religieux. Dieu n’est pas, comme le prétend la libre pensée et Nietzsche avec elle, celui qui empêche l’homme d’advenir à son autonomie. C’est dans l’exercice anthropologique lui-même de « devenir ce que l’on est » que se réalise le rapport au divin. Il y a bien ici concomitance qui n’équivaut pourtant pas à confusion. Même si le divin peut signifier le devenir-homme maximum, comme le prétend l’Incarnation.

L’homme et la vie

27Reste un dernier point que je voudrais aborder. Pourquoi le divin doit-il parler à l’homme ? Ou plus radicalement encore, la question est de savoir si Dieu dit, parle l’homme, et si oui pourquoi ? Pourquoi ne pas en rester à ce qu’un Nietzsche, un Freud ou un Heidegger prétendent en disant d’une façon ou d’une autre « es spricht den Menschen » « ça parle l’homme ». La formule heideggerienne renvoie à l’indéterminé du “ça“, irrationnel pour le coup, que Freud appelle l’inconscient et Nietzsche la vie. Suffira-t-il d’invoquer ce sous-sol ténébreux qui échappe à toute connaissance claire pour donner un fondement à l’existence humaine et trouver un fil conducteur à son devenir ? Je ne le pense pas. Car cet horizon n’est pas assez vaste pour englober l’ensemble du destin de l’homme. Et Nietzsche, d’un certain point de vue, en a bien conscience.

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28Car quoi qu’on en pense souvent, l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra est loin d’évacuer le divin de sa perspective. Certes, il ne peut plus cautionner l’approche chrétienne du divin. Voilà pourquoi tout au long de son œuvre, il s’efforce de trouver une autre voie dont il recueille des éléments dans la culture grecque et qu’il personnifiera dans la figure d’un dieu de la mythologie, Dionysos. Ce dieu « deux fois né » – telle est la signification de son nom – incarne la sacralité de la vie. Le dionysiaque est la formule nietzschéenne pour signifier le caractère sacré, divin de la vie et pour justifier tout ce que la vie draine avec elle d’effrayant, d’équivoque ou de mensonger 7. Cette sacralisation de la vie lui donne le caractère exorbitant d’un inconditionnel. Elle est ce qui régule toute existence et rien ne saurait lui imposer une quelconque limitation. La vie est la source même du sacré : elle sacralise, elle sanctifie sans avoir besoin, elle, d’être sanctifiée.

29La philosophie de Nietzsche développe une exaltation sans pareille de la vitalité, au point qu’elle devient le régulateur universel en fonction de quoi Nietzsche évalue toute réalité. Ce point extrême de la pensée de Nietzsche porte en lui la plus extrême ambiguïté, celle qui peut la conduire à toutes les dérives. Car il faut bien se demander ce que Nietzsche entend par vie ? On ne saurait parler ici d’un concept, puisqu’il la définit comme volonté de puissance c’est-à-dire un potentiel de forces qui cherchent impérativement à croître, à se développer pour dominer. La nature de la vie est d’ordre pulsionnel, énergétique comme l’était le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La nécessité de domination est inscrite dans la pulsivité même de la vie. Elle devient son principe de sélection. Autrement dit, la vie, dans sa volonté de puissance, se développe toujours contre une autre vie ; elle croît au détriment d’une autre vie. Au nom de ce principe de sélection qui est la secrète dynamique de la vie, Nietzsche justifie toutes les violences, les violations que perpétue la vitalité. Ici se mesure toute l’ambiguïté de ce principe sélectif qui postule que le loup dévore l’agneau et que les forts dominent nécessairement les faibles dans une implacable logique de la force.

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30Le concept de vie avec sa caractéristique essentielle d’être volonté de puissance, se substitue à Dieu, à l’Être que Nietzsche dit mort. Ce déplacement me paraît signifier la sortie de la métaphysique et l’entrée en scène philosophique de l’anthropologie. Giorgio Colli, l’éditeur de l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche, affirme que c’est au cours de l’hiver 1880-81 qu’apparaît la notion de « Wille zur Macht » 8. Or, comme nous l’avons dit, c’est à la même période que l’on trouve l’expression “mort de Dieu“ dans l’œuvre de Nietzsche. La coïncidence n’est pas fortuite mais inhérente à la démarche nietzschéenne. Elle traduit une réciprocité qui conduit à penser, à articuler un concept en fonction et par rapport à l’autre. Si mort de Dieu, de l’absolu il y a, ceci n’entraîne pas un vide ontologique, mais permet l’émergence de la vie dans une spontanéité sans limite. Et pour que la vie puisse croître selon sa propre dynamique pulsionnelle, sa puissance dominatrice ne peut être arrêtée par l’exigence morale du bien et du mal qui est l’expression éthique du divin. Dans la perspective de Nietzsche, c’est uniquement le dieu moral qui doit mourir pour permettre l’émergence du dieu de la vie. Ce qui apparaissait comme une réciprocité dans une première approche, est en fait un primat de la vie. La vie est première. Elle est l’inconditionné anthropologique de toute réflexion philosophique. De ce point de vue, la philosophie de Nietzsche s’inscrit dans le sillage de la modernité qui met l’homme au centre de tout dispositif sémantique. Au point de départ il y a l’homme qui naît à la vie. C’est ce donné qui devient l’objet du travail philosophique. Et pour Nietzsche, l’acte fondateur de ce travail consiste à « tuer » le Dieu produit par la raison qui non seulement ignore la vie mais lui impose des régulations qui ne permettent pas son épanouissement, son extension. La boucle est fermée et toute l’œuvre de Nietzsche va s’acharner à articuler les deux termes antagonistes sans pouvoir faire triompher celui qu’il veut éternel, à savoir la vie.

31Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est souffrance et douleur. Cette position très spécifique fait de ces deux philosophes des penseurs « à part » de la modernité, des penseurs qui ne sont entendus que superficiellement et fragmentairement. Le succès de Freud en témoigne, lui qui cherche à rassurer, à assurer l’existence individuelle en supprimant les entraves et liens au principe de plaisir de la vie. Nietzsche au contraire affirme que la vie est danger pour tout autre vie puisqu’elle s’y oppose dans une logique de domination. Ici l’individu doit se soumettre au principe sélectif de la vie. Ceci revient à dire que vivre est quelque chose de dangereux puisque, par définition, agressif. Quoi qu’il en soit, par la volonté de puissance comme par l’amor fati, Nietzsche privilégie la vie, au détriment de l’individu, il sacrifie l’individu au profit de la continuité de l’espèce. Il se détourne ainsi de Schopenhauer qui avait privilégié la vision orientale de la vie, à savoir qu’elle est souffrance pour l’individu. Si le vouloir-vivre s’impose, la sagesse consiste précisément à ne pas entrer dans son jeu dominateur, à s’en détacher par une ascèse graduée qui part de l’esthétique, passe par l’éthique et culmine dans la négation métaphysique du « Wille zum Leben ». Ainsi l’homme peut espérer atteindre la béatitude. Nietzsche, à l’inverse, accentue la dynamique guerrière de la vitalité et invite l’individu à s’y soumettre totalement. Ce qui ne peut que le conduire à une impasse existentielle. En ce sens, une telle philosophie ne peut pas avoir d’avenir, sauf à consacrer le déclin du principe d’individualité. Ce à quoi pourrait bien conduire, in fine, l’individualisme forcené de notre société !

32On ne s’explique pas très bien cette apologie et cette adoration de la vie que l’on trouve chez Nietzsche. On peut même parler d’une sorte d’absolutisation puisqu’elle incarne le sacré et que Dionysos n’est rien d’autre que la divinisation de la vitalité, à moins que ce ne soit l’expression même de son pessimisme fondamental qu’il partage avec Schopenhauer. Une sorte de conscience ironique que la vie est sans valeur, sans vraie signification et qu’elle n’apporte rien à l’homme sinon souffrance et douleur. Comme si l’homme n’était que le jouet de la vie. Nietzsche est profondément convaincu de la nullité de la vie, l’existence ascétique qu’il mènera en est le témoignage éloquent. L’exaltation théorique qu’il en fait est une sorte de mise à distance, une façon de dire que cette vie-là n’est pas pour lui, qu’elle ne l’intéresse pas en réalité, pas davantage l’illusoire bonheur qu’on en attend. L’exaltation démesurée de la vie chez Nietzsche est signe de détachement, et même de dégoût.

33C’est en tous les cas cette « valorisation extrême » qui séduira d’autres extrémistes comme Maurras et qu’utilisera jusqu’à la plus grossière manipulation le régime nazi. Un homme comme Giovanni Papini dans Le Crépuscule des philosophes (1906) soulignera, sans pouvoir se l’expliquer, ce paradoxe de trouver chez un homme chroniquement malade une exaltation sans mesure de la vie. Sélection et hiérarchie se mettent ici au service d’une puissance aveugle puisqu’elle ne recherche d’autre finalité que sa croissance illimitée.

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34Ce rapport à la vie est, en tous les cas, ce qui oppose radicalement Nietzsche au christianisme. De mon point de vue, c’est à partir de la conception de la vie qu’il faut comprendre la polémique virulente antichrétienne de Nietzsche. Il ne pardonne pas au christianisme d’être contre le principe de sélectivité de la vie et, de ce fait, de protéger des formes de vie affaiblie ou malade. À ses yeux, tout ce qui n’est pas conquérant doit disparaître. Il va même jusqu’à dire que « la notion de Dieu a été inventée comme concept-antithèse de la vie » 9. Ainsi s’explique l’opposition totale de Nietzsche au christianisme que la dernière phrase de Ecce homo grave en lettres de feu dans la conscience de tout lecteur. Surtout quand on se rappelle que c’est le dernier ouvrage de Nietzsche qui, du reste, ne paraîtra qu’après sa mort, en 1908. Voici donc la phrase finale : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié. »

35On peut peut-être la lire comme une ultime boutade, voire une provocation. À la vérité, elle symbolise, en des images antithétiques, ce qui dans la philosophie de Nietzsche s’oppose le plus radicalement à la vision chrétienne, à savoir la conception de la vie, avec tout ce que cela inclut de divergence. Un texte posthume de 1888 l’exprime d’une façon la plus claire possible :

« Dionysos contre le “crucifié” : la voici bien, l’opposition. Ce n’est pas une différence quant au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel retour, détermine le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir...

dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié” en tant qu’il est “l’innocent”, sert d’argument contre cette vie, de formule de sa condamnation.

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On le devine : le problème est celui du sens de la souffrance : sens chrétien ou sens tragique... Dans le premier cas, elle doit être la voie menant à un être bienheureux, dans l’autre, l’être est tenu pour assez bienheureux en soi pour justifier même une somme monstrueuse de souffrance » 10.

36Ce texte tardif condense l’argumentaire contre le christianisme pour qui la vie, parce que rongée par sa propre violence, blessée par le péché, a besoin d’être rachetée, sauvée. Pour Nietzsche au contraire, la vie dans sa constante dynamique de dépassement de ses propres états, n’a nul besoin de rachat, de sanctification. Elle est elle-même le principe de toute justification. On le voit, l’opposition est tranchée. Elle renvoie à des conceptions inconciliables de la vie qui expliquent toute une partie de la philosophie de Nietzsche et qui nous livre un fil conducteur. Ici se noue le tragique nietzschéen qui dit oui à tout ce que le destin charrie, y compris toute sa somme de souffrances et de malheurs. Cette vision esthétique, très proche du stoïcisme, ne manque pas de grandeur. Mais elle me paraît insatisfaisante et en définitive elle débouche sur une impasse.

37La vie dans son besoin de croissance, de domination utilise la force et la puissance. Elle écrase tout ce qui lui résiste. Cette violence inhérente à la dynamique vitale, peut-elle se justifier toujours et absolument comme l’affirme Nietzsche ? Une justification sans limite de cette dynamique qui est violence et violation ne finit-elle pas par se retourner contre la vie elle-même en l’affaiblissant jusqu’à l’anéantir. Hobbes déjà remarquait qu’un absolu de puissance détruit la puissance. Voilà pourquoi il réclamait que cette puissance initiale de l’état de nature soit limitée. Car le mal, la violence ne sont pas seulement des fonctions de la vie, son mode de sélection comme le croit Nietzsche. Le mal, la violence sont, pour reprendre une expression de Jaspers, des situations-frontières qui mettent en danger la vie elle-même, qui blessent à mort les vivants.

Celui qui vient...

38Face à ces questions ultimes, Nietzsche n’argumente pas, il maintient une justification envers et contre tout de la nécessaire violence de la vie. Cette justification me paraît trop exaltée, trop démesurée pour être signifiante, pour faire sens. Comme si la philosophie se refermait sur son questionnement et restait sans voix. Alors Nietzsche sombre dans le silence. Il ne choisit pas de faire silence, mais le silence s’impose, lui tombe dessus en quelque sorte. Car la parole ne peut rester cohérence et signifiance tout en justifiant l’injustifiable. Comme si la parole qui fait l’homme, se retirait de celui qui la maltraite.

39Face au mal que produit la vie reste l’invocation d’une rédemption. Si le mal est « radical », à la racine même de l’existence, comment l’homme pourrait-il prétendre en devenir maître ? Mais peut-on encore invoquer ce Dieu qui est dit mort, cette Providence qui avait réponse à tout ? Dans un monde de la détranscendantalisation, ce Dieu-là aussi se tait. Comme si sa Parole face au mal du monde ne faisait plus sens ! Et la théo-logie n’est plus guère en mesure de dire une parole innovante. Car la raison, du fait de son emprise de plus en plus technicienne c’est-à-dire utilitaire, sur les choses et le monde, ne relaie plus le Logos divin.

40Double silence donc, celle d’une philosophie qui dit oui à tout ce que produit la vie, sa violence comme son inconscience, celle d’une transcendance qui se disait omnipotente mais n’empêchait pas l’irrémédiable. Je me demande si dans l’un et l’autre cas, nous ne nous étions pas chargés « du poids le plus lourd » comme dit Nietzsche ? Le poids de cet inconditionné, que ce soit la métaphysique ou la vie peu importe, finit par écraser l’homme de la contingence historique.

41Reste alors pour cet homme fragile ce que j’ai appelé la théomuthie. Elle est récit d’une transcendance que l’on se répète et qu’on écoute, une transcendance qui ne se donne pas dans un en-soi d’elle-même mais bien dans le témoignage des hommes. Le témoignage dont il est question, ne doit pas se confondre avec la confession de foi, car il est la trace d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine. Il ne faudrait pas en déduire qu’il s’agit ici d’une transcendance molle. Nous sommes en présence d’une transcendance voilée qui ne s’impose plus d’elle-même comme le faisait le logos traditionnel. Elle se raconte dans l’histoire et le cheminement de l’humanité et se transmet comme une parole fragile, fragmentée et donc ambiguë. Ce qui exige précisément l’incessant travail de l’interprétation. Une telle transcendance ne se substitue pas au devenir incertain, elle n’efface pas les cicatrices et souffrances d’une vie blessée par sa propre violence. Elle lui propose un fonctionnement qui ne soit plus seulement et uniquement sélectif, mais aussi de l’ordre de la contemplation. Elle génère un regard autre que celui de l’utilité, de la possession c’est-à-dire de la domination. Car la vie quand elle devient existence humaine sait accueillir c’est-à-dire s’ouvrir à ce qui ne vient pas d’elle-même, d’ici et maintenant, mais de cet ailleurs mystérieux qui hante depuis toujours l’imaginaire humain.

42Ce fonctionnement contemplatif qui ne gomme pas la sélection, mais lui récuse son emprise totalitaire, a l’avantage de défataliser l’histoire. Cette dernière n’est plus le fatum d’une pensée désabusée parce que désemparée, ni cette fatalité qui écrase l’homme et que Nietzsche invite pourtant à aimer. Un tel amor fati réduirait l’homme à n’être qu’une marionnette inutile ; il n’en serait que davantage blessé. Non, l’histoire n’est pas ce fatum absurde. Elle est contingence dont le terme comme le commencement nous échappent. Elle peut alors devenir une symbolique de l’eschatologie ou, pour parler comme Jaspers, « le chiffre » de ce qui est toujours à venir sans pour autant s’identifier au devenir comme le fait trop rapidement Nietzsche. Il me paraît alors légitime d’appeler cette symbolique Dieu, à condition qu’il ne soit jamais de l’ordre du Da-sein, de l’être ici et maintenant que l’on pourrait appréhender dans la machinerie technicienne de l’homme. Le Dieu de la théomuthie relève du « venir à ». Il est, comme le chante Hölderlin dans son poème intitulé Pain et Vin, der kommende Gott, le Dieu qui toujours vient à celui qui sait l’attendre.

Juste pour que vous scrolliez comme des batards.

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  • 2 mois plus tard...

Salut les nécessiteux!

 

À chacun des degrés de l’échelle, à partir du point où luit l’intelligence, la volonté se manifeste en un individu. Au milieu de l’espace infini et du temps infini, l’individu humain se voit, fini qu’il est, comme une grandeur évanouissante devant celles-là : comme elles sont illimitées, les mots où et quand, appliqués à sa propre existence, n’ont rien d’absolu ; ils sont tout relatifs : son lieu, sa durée, ne sont que des portions finies dans un infini, un illimité. - À la rigueur, son existence est confinée dans le présent, et, comme celui-ci ne cesse de s’écouler dans le passé, son existence est une chute perpétuelle dans la mort, un continuel trépas ; sa vie passée, en effet, à part le retentissement qu’elle peut avoir dans le présent, à part l’empreinte de sa volonté, qui y est marquée, est maintenant bien finie, elle est morte, elle n’est plus rien : si donc il est raisonnable, que lui importe qu’elle ait contenu des douleurs ou des joies ? Quant au présent, entre ses mains même, perpétuellement il se tourne en passé ; l’avenir enfin est incertain, et tout au moins-court. Ainsi, considérée selon les seules lois formelles, déjà son existence n’est qu’une continuelle transformation du présent en un passé sans vie, une mort perpétuelle. Voyons-la maintenant à la façon du physicien : rien de plus clair encore ; notre marche n’est, comme on sait, qu’une chute incessamment arrêtée : de même la vie de notre corps n’est qu’une agonie sans cesse arrêtée, une mort d’instant en instant repoussée ; enfin, l’activité même de notre esprit n’est qu’un ennui que de moment en moment l’on chasse. À chaque gorgée d’air que nous rejetons, c’est la mort qui allait nous pénétrer, et que nous chassons : ainsi nous lui livrons bataille à chaque seconde, et de même, quoique à de plus longs intervalles, quand nous prenons un repas, quand nous dormons, quand nous nous réchauffons, etc. Enfin il faudra qu’elle triomphe : car il suffit d’être né pour lui échoir en partage ; et si un moment elle joue avec sa proie, c’est en attendant de la dévorer. Nous n’en conservons pas moins notre vie, y prenant intérêt, la soignant, autant qu’elle peut durer : quand on souffle une bulle de savon, on y met tout le temps et les soins nécessaires ; pourtant elle crèvera, on le sait bien.

Déjà en considérant la nature brute , nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos ; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être : c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui.

Or cet effort incessant, qui constitue le fond même de toutes les formes visibles revêtues par la volonté, arrive enfin, dans les sommets de l’échelle de ses manifestations objectives, à trouver son principe vrai et le plus général : là, en effet, la volonté se révèle à elle-même en un corps vivant, qui lui impose une loi de fer, celle de le nourrir ; et ce qui donne vigueur à cette loi, c’est que ce corps c’est tout simplement la volonté même de vivre, mais incarnée. Voilà bien pourquoi l’homme, la plus parfaite des formes objectives de cette volonté, est aussi et en conséquence, de tous les êtres le plus assiégé de besoins : de fond en comble, il n’est que volonté, qu’effort ; des besoins par milliers, voilà la substance même dont il est constitué. Ainsi fait, il est placé sur la terre, abandonné à lui-même, incertain de tout, excepté de ses besoins et de son esclavage : aussi le soin de la conservation de son existence, au milieu d’exigences si difficiles à satisfaire, et chaque jour renaissantes, c’en est assez d’ordinaire pour remplir une vie d’homme. Ajoutez un second besoin que le premier traîne à sa suite, celui de perpétuer l’espèce. En même temps, de tous côtés viennent l’assiéger des périls variés à l’infini, auxquels il n’échappe qu’au prix d’une surveillance sans relâche. D’un pas prudent, avec un regard inquiet qu’il promène partout, il s’avance sur sa route : mille hasards, mille ennemis sont là, aux aguets. Telle était sa démarche aux temps de la sauvagerie, telle elle est en pleine civilisation ; pour lui, pas de sécurité : Qualibus in tenebris vitæ, quantisque periclis, Degitur hocc’ ævi, quodcumque est !

Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincus. Et ce qui leur fait endurer cette lutte avec ses angoisses, ce n’est pas tant l’amour de la vie, que la peur de la mort, qui pourtant est là, quelque part cachée, prête à paraître à tout instant. - La vie elle-même est une mer pleine d’écueils et de gouffres : l’homme, à force de prudence et de soin, les évite, et sait pourtant que, vînt-il à bout, par son énergie et son art, de se glisser entre eux, il ne fait ainsi que s’avancer peu à peu vers le grand, le total, l’inévitable et l’irrémédiable naufrage ; qu’il a le cap sur le lieu de sa perte, sur la mort : voilà le terme dernier de ce pénible voyage, plus redoutable à ses yeux que tant d’écueils jusque-là évités

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